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Société & Culture

Opinion - Gabon : petite leçon sur la dépénalisation du délit de presse

Guy-Pierre Biteghe et Harold Leckat Igassela. © DR

Une convocation absurde dans un cadre illégal. Le 4 juin 2025 à 8 h 37, Harold Leckat Igassela, journaliste et directeur de publication de Gabon Media Time, et cosignataire de la présente tribune, a été convoqué par la Brigade des transports aériens de Libreville sur instruction du parquet, par le biais d’un soit transmis n° 11511/24-25/PR en date du 30 mai 2025. Motif : une plainte déposée par Yann Yangari pour " diffamation, injures publiques et atteinte à l’honneur ", suite à une erreur de photo corrigée sans délai dans un reportage du 23 mai 2025 intitulé " Africa Rail : 102 employés licenciés abusivement ".

Ce soit-transmis, signé par la magistrate Chancia Chrisalie Madaba Ndouma, ordonne " d’ouvrir une enquête ". Mais sur quelle base juridique ? Car à moins que la République gabonaise ait abrogé dans le secret le principe de dépénalisation du délit de presse, une telle instruction relève de l’abus de pouvoir ou, pire, de l’ignorance manifeste de la législation en vigueur.

Le cas GMT n’est pas un cas isolé, mais une dérive devenue systémique

En novembre 2023, le journaliste Pharel Boukika Mouketou, directeur de publication du média en ligne Dépêche 241, a reçu une citation à comparaître devant le tribunal correctionnel, à la suite d’une plainte de l’ancien Premier ministre Julien Nkoghe Bekale pour des faits de diffamation présumée. Une procédure correctionnelle pourtant incompatible avec le Code de la communication, qui consacre depuis 2018 la dépénalisation du délit de presse.

Le cas du journal Échos du Nord convoqué en juillet 2020 par les services militaires du B2 est tout aussi emblématique d’une dérive autoritaire. Sans motif ni indication du plaignant, cette convocation a été qualifiée d’illégale par l’Organisation patronale des médias (OPAM), qui a rappelé à juste titre que le traitement des affaires de presse ne relève ni des brigades militaires ni du régime de l’enquête judiciaire, mais d’un débat de preuve devant la Haute autorité de la communication (HAC) et tout au pire des cas devant les juridictions civiles.

Autre exemple, en septembre 2022, ce sont encore les journalistes de L’Aube qui recevaient une convocation de l’État-major des polices d’investigation, violant de manière flagrante les dispositions légales. Une inquiétante constance qui témoigne de la difficulté, voire de la résistance, de certains agents publics à se soumettre aux principes de l’État de droit en matière de liberté de la presse.

Droit de la presse : ce que dit (vraiment) la loi

Depuis l’ordonnance n°00000012/PR/2018 du 23 février 2018, complétant la loi n° 019/2016 du 9 août 2016, le délit de presse est dépénalisé. L’article 199 bis est clair : " Les sanctions applicables aux infractions commises par voie de presse ne peuvent être d’ordre pénal ". Par conséquent, les officiers de police judiciaire, les procureurs, les juges correctionnels, les chambres pénales n’ont plus compétence pour juger ce type de contentieux.

C’est un principe élémentaire du droit : la loi spéciale déroge à la loi générale (specialia generalibus derogant). Nul besoin d’avoir soutenu une thèse en droit comparé pour le savoir. La HAC – et elle seule – est compétente pour examiner les manquements professionnels de la presse. Pas la gendarmerie. Pas le parquet. Encore moins une chambre correctionnelle.

Des magistrats qui instruisent… hors-jeu

Reprenons une analogie simple. Imaginez une épouse déposant plainte en divorce… à la brigade de gendarmerie de Ntoum. Fautil qu’un OPJ l’instruise ? Auditionne le mari ? Lance une perquisition pour "rupture affective aggravée" ? Non, évidemment. Le commissariat ou la brigade n’est pas le lieu pour trancher un contentieux matrimonial.

C’est pourtant ce que tentent de faire certains magistrats avec les affaires de presse : enclencher la procédure pénale devant ce qui ne relève plus que de la régulation administrative. À croire qu’ils ne supportent pas qu’un pan du droit leur échappe. Que la presse puisse échapper à leur toute-puissance les rend… jaloux ? Vexés ? Peut-être les deux.

Quand la nostalgie judiciaire l'emporte sur le droit

Il est frappant de voir ces magistrats instruire ce type de plaintes comme s’ils réglaient des délits de droit commun. C’est un peu comme si un procureur français, en 2025, ouvrait une enquête pour chèque sans provision, alors que ce contentieux a été dépénalisé en France depuis 1991. On rirait, si ce n’était pas inquiétant. Au lieu de s'adapter aux évolutions du droit, certains s'entêtent à refaire le match perdu de la toute-puissance judiciaire sur la presse libre. Mais la loi est là, générale, impersonnelle et coercitive, elle existe, elle a été votée, promulguée, publiée au journal officiel et applicable à tous. Et ceux qui la violent ne sont pas les journalistes, mais les magistrats eux-mêmes, quand ils refusent de s’y soumettre.

Une interpellation solennelle aux garants de la République

Cette énième violation de la dépénalisation du délit de presse ne restera pas sans suite. Le ministre de la Justice, garde des Sceaux, le vice-président du gouvernement, les présidents des deux chambres du Parlement de la transition ont été saisis. Une question au gouvernement a été posée. Le Conseil supérieur de la magistrature a été interpellé, tout comme la Cour constitutionnelle de la transition, garante du respect des lois votées en conformité avec la Constitution.

Il ne s’agit pas d’un simple incident : c’est un déni de droit, un recul démocratique, un outrage à la presse libre. Alors que le Gabon a gagné 15 places au classement de Reporters sans frontières (RSF), pour atteindre le 41e rang mondial, devant les États-Unis, grâce à une politique de transition respectueuse de la liberté de la presse, certains magistrats semblent déterminés à tirer le pays vers le bas.

Une presse plus libre que les magistrats ne l’acceptent ?

Nous n’avons ni peur ni haine. Mais nous avons la loi. Et en République, nul n’est au-dessus d’elle. Pas même un juge. Pas même un procureur. Pas même une jurisprudence. Que les nostalgiques de la répression contre les journalistes se le tiennent pour dit : le délit de presse est mort. Définitivement.

À bon entendeur, salut.

 

Par Guy-Pierre Biteghe, directeur de publication Le Mbandja (G) et Harold Leckat Igassela directeur de publication Gabon Media Time (GMT) (D)

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